"On voit d'abord mourir ses grands-parents, puis ses parents. Puis, à mesure que l'on vieillit, ce sont des amis qui subitement nous quittent ; ou des écrivains que l'on aimait et qu'on lisait
déjà dans sa prime jeunesse. Notons ce propos de Vincenzo Cardarelli : D'être tous les branches et les feuilles d'un même tronc, nous nous en apercevons trop tard, lorsque l'arbre commence à se dépouiller. Alors la mort d'un de nos contemporains nous touche
d'assez près, résonne à nos oreilles comme un avertissement funèbre, et il n'est plus possible de méconnaître, ni de trahir le lien qui nous attachait à cet homme. On a beau faire le fort devant la mort d'un
ami et compagnon de jeunesse, ce vide-là ne se comble pas. Cette brèche minime met en question et en péril tout le mur. Et voici qu'une autre pierre est tombée, et une autre encore. Petit à petit, nous autres, hommes d'une
certaine génération, nous ne sommes plus qu'un édifice en ruine.
Roger Munier le dit très simplement dans Requiem : Les racines sont l'arbre à l'envers dans la nuit.Dans Pour ne pas oublier , Alain Lévêque se souvient de la position de Baudelaire : Que Baudelaire parle des morts avec tant de compassion et qu'il soit saisi d'un tel remords en pensant
aux manquements des vivants à leur égard, à commencer par les siens propres, voici qui repousse, sinon efface, la rupture entre la mort et la vie et qui donne au sentiment d'exister l'envergure d'un présent intérieur." (extrait des notes de Florence Trocmé)
"La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter
quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants
bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils
sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil,
je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je
répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?
CH. BAUDELAIRE