Chère Annie,
Vous n’avez pas eu le Nobel, mais sur mon bureau, à côté
de la Recherche et sous la photo de Marilyn, trône toujours Écrire la vie, pour me donner du courage, de la hauteur, pour me redonner espoir et foi en la littérature quand il m’arrive de sombrer ou
de douter. Annie, vous n’avez pas eu le Nobel mais ça reste si important, Annie Ernaux.
La première fois ce fut à la télé, votre visage calme
et rayonnant, d’une grande beauté, face à Julia Kristeva. Il était question de Beauvoir et des Lettres à Sartre, c’était une émission de Pivot, je suis tombé sous le charme, d’un
coup, avant de vous lire.
On tombe amoureux d’une voix, d’une image, d’une façon de se taire, de poser la main sur le visage, de baisser les yeux. On ne tombe amoureux que pour de bonnes
raisons.
Puis je vous ai lue, j’ai tout lu et j’ai adoré, j’ai tout reconnu, le visage, la façon de se taire et de baisser les yeux, cette façon d’affirmer aussi, sans
violence aucune. J’ai reconnu et j’ai appris, j’essaie d’apprendre, les femmes notamment, ce que je ne suis pas, ce féminin que je suis censé ne pas aimer mais je j’aime tant, tout le reste que j’appelle le
sexe opposé, outside.
Le féminin. Votre corps. La mer. C’est toujours périlleux de parler du corps de l’écrivain, corps du roi, on rate toujours
sa cible. Votre beauté. Votre grâce.
Pour moi tous les écrivains sont des femmes et j’aime les écrivains. L’amour et la gratitude, autant se les dire dans la vie, de son vivant,
n’est-ce pas ? N’attendons pas la mort pour ça.
Nous nous écrivons vous et moi, un peu, régulièrement, des mails mais surtout des lettres manuscrites, ce que vous préférez.
Il y a parfois de longs silences entre nous, mais je veux croire qu’ils ne sont jamais ceux du cœur et encore moins ceux de l’esprit.
Vous me répondez toujours, avec bienveillance, sans complaisance aucune. Vous ne me laissez rien passer et j’aime ça, cette façon de dire les choses avec une grande douceur mais fermement.
Annie, je crois que c’est aussi une histoire de classe, entre nous, ni vous ni moi n’avons eu toutes les cartes en mains dès la naissance, et nous venons d’à peu près la même région — celle d’une
certaine honte à l’origine, celle d’un certain enfermement. Nous sommes nombreux en France dans ce cas-là, nous sommes même la majorité.
Vous préférez les lettres
manuscrites écrites sans brouillon préalable, j’aime aussi. Je veux croire qu’on se comprend malgré la différence d’âge et de sexe, qu’il y a une forme de compréhension entre nous, et puis
c’est encore plus simple, ça me fait du bien de savoir que existez, que vous êtes là, pas loin, que vous lisez et écrivez encore. Je vous relis dans mes moments de découragement ou dépression, je regarde les photos
votre vie qui est la vie, elles m’aident à respecter les photos de ma vie à moi.
Il y a un côté de Cergy. Il y a un côté de Lillebonne.
Il y a Annie Ernaux. Il y a Annie Duchesne.
Chaque année à Noël, j’offre un Annie Ernaux à ma mère qui lit peu. Ma mère qui n’a pas fait d’études, qui n’a jamais posé le pied
à Saint Germain-des-Prés, aime vous lire. Son livre préféré est La place.
Ce qui me plaît le plus, qui m’enchante, c’est qu’il n’y a
pas de salissure chez vous, pas d’égotisme, vous êtes la preuve qu’on peut être très près du moi et très loin du narcissisme, c’est possible. Alors non, le moi n’est pas haïssable. Alors
oui, s’avoir soi peut être magnifique. Écrire blanche, c’est-à-dire immaculée.
Il faudrait savoir écrire comme Rimbaud ou Racine ou Annie Ernaux, un mélange des
trois serait la perfection absolue.
Il y a quelques années, j’étais dans une clinique, soigné pour dépression. Je vous écrivais, vous racontais ce que je voyais, les histoires
des patients notamment, mes compagnons de folie : « Quelles histoires, Olivier, quelles vies, ironie tragique, c’est votre geste de désespoir qui vous a donné accès à elles, à ces êtres que vous n’auriez
peut-être, sûrement, jamais connus autrement. En un sens, un seulement, même si vous êtes coincé dans cette clinique, vous avez de la chance, vous êtes à nouveau au cœur de la vie, grâce à eux
qui se racontent avec confiance, qui vous donnent. Recevez. Amitiés, Annie ».
Un autre jour je vous parlais de la mort, je ne sais plus si je parlais de la mort de quelqu’un ou de la mort
en général, vous m’avez répondu en citant Breton : « C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs. »
Un
autre jour encore, un jeune garçon, 18 ans, lycéen, m’a écrit : « Je crois que vous connaissez Annie Ernaux, je voudrais tant lui écrire. J’essaie d’écrire moi aussi, ne faire que ça. »
D’habitude je ne donne pas l’adresse d’Annie, mais là je l’ai fait, ce garçon m’avait touché. J’ai appris plus tard qu’il entretenait une correspondance avec vous. Vous prenez le temps pour tout
le monde, autant que possible.
Me revient le souvenir de cette conférence au Collège de France où vous répondiez à l’invitation d’Antoine Compagnon.
J’étais dans la salle, il s’agissait d’un séminaire sur Proust, votre intervention avait pour titre « Proust, Françoise et moi« . Je n’ai pas été vous voir, j’ai préféré rentrer chez moi avec mon silence, j’étais bien, heureux je crois. Sauvant
Françoise, vous nous sauviez.
Annie Ernaux et Olivier Steiner © DR Vous êtes née Annie Duchesne le 1er septembre 1940 à Lillebonne. Je suis né Jérôme Léon le 15 février 1976 à Tarbes. Vous êtes aujourd’hui Annie Ernaux, je suis Olivier Steiner.
Je ne me compare pas, j’essaie seulement de mettre un trait d’union entre un Tu et un Vous. Je dis ce qui est.
J’ai eu une période difficile sur le plan matériel, comme on dit, je
n’avais plus un rond et même des dettes, vous m’avez prêté de l’argent. De l’argent, du temps pour écrire avez-vous dit.
Il y aurait tant de choses à dire
mais je voudrais du blanc, de la délicatesse si possible, un peu de légèreté, un sourire.
Certaines amitiés sont dans une vie ce que sont les fleurs au monde.
Peut-être que si je ne devais garder qu’une phrase, chose idiote, ce serait celle-ci : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans
ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don. »
Merci et chapeau bas,
Olivier "
« Il
me fallait écrire pour avoir le sentiment d'exister » A.E
&
Supplément:
Pour les curieux voici la conférence du séminaire: "Proust, Françoise et moi." où Annie
Ernaux dit ces deux fortes pensées:
"Proust m'a appris à être lucide et consolée" et "On ne peut refaire ce que l'on aime qu'en y renonçant".
https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/seminar-2013-02-19-17h30.htm