DE NEW YORK, OÙ IL EST CONFINÉ,
L’ÉCRIVAIN ÉVOQUE LES FRACTURES À L’ŒUVRE AUX ÉTATS-UNIS ET NOUS OFFRE, À L’AUBE DU DUEL TRUMP-BIDEN, UNE LEÇON DE LITTÉRATURE ET D’ESPOIR.
Que faire quand le monde devient
fou ? Lire Salman Rushdie, pardi ! Dans « Quichotte », son nouveau roman inspiré du chef-d’œuvre de Cervantès, il raconte un homme naïf, innocent, parti sur les routes à la poursuite d’un
amour impossible. Un voyage passionnant, drôle et alarmant, qui reflète les maux de l’Amérique.
ELLE. En chemin, vos héros, Quichotte et Sancho, découvrent le racisme qui sévit aux États-Unis. Comment
le qualifier ?
SALMAN RUSHDIE. Je n’avais jamais abordé la question du racisme aussi directement auparavant. Mes personnages, des hommes indoaméricains, ne pouvaient pas traverser l’Amérique sans être confrontés
à l’hostilité. Cette communauté n’est pas la cible principale des agressions, mais elle n’est pas épargnée. Je l’illustre en racontant une fusillade meurtrière au Kansas, inspirée de
faits réels. Je me souviens que la veuve d’une victime avait pris la parole, en disant qu’ils avaient élevé leurs enfants dans cette ville mais qu’il n’y avait plus de place pour eux désormais. Le racisme
est omniprésent aux Ètats-Unis et son niveau de violence a terriblement augmenté.
ELLE. Le mouvement Black Lives Matter marque-t-il un tournant pour la société américaine ?
S.R. Absolument. Les assassinats
d’Africains-Américains par la police existent depuis longtemps, mais, aujourd’hui, ces actes sont permis par le pouvoir en place. Le meurtre de George Floyd, en mai dernier, a initié une nouvelle étape de la protestation. Je
suis impressionné parce que les rassemblements réunissent toutes les catégories de la population dans la rue. C’est un moment incroyablement fort.
ELLE. Vous souvenez-vous du moment où vous avez pris conscience du racisme
?
S.R. À l’âge de 14 ans, j’ai quitté l’Inde pour aller dans un pensionnat en Angleterre. Là-bas, j’ai pour la première fois fait l’expérience des préjudices raciaux. Je trouvais
mes dissertations déchirées, ou un slogan raciste écrit sur un mur. Avant, comme Quichotte, je ne m’étais jamais considéré comme « autre », comme possédant une altérité. À
18 ans, j’ai rédigé un texte sur ces années dont le jeune narrateur, évidemment, ignorait tout du monde et de son fonctionnement. À l’exception du racisme, dont il connaissait tout. Ce que je sais aujourd’hui
sur le sujet, il le savait déjà.
ELLE. Votre livre souligne également la fracture politique du peuple américain. La jugez-vous irréversible ?
S.R. Avec la campagne pour la présidentielle, deux visions
de l’Amérique s’affrontent, a priori irréconciliables. Néanmoins, je crois que le trumpisme souffre d’une forme d’épuisement. Beaucoup de gens, pas seulement à gauche, pensent qu’on ne peut plus
continuer à vivre dans cet état de chaos permanent, dont Monsieur Trump est responsable. Le programme du candidat démocrate Joe Biden, fondé sur l’unité et la réparation du pays, rassemble ceux qui ont envie
d’apaisement. Mais, très honnêtement, j’ignore quel sera le résultat de l’élection. L’Amérique ressemble à Joe Biden autant qu’elle ressemble à Donald Trump ! C’est un peuple
en proie à un conflit profond avec lui-même, qui, quoi qu’il arrive le 3 novembre, mettra du temps à retrouver sa cohésion.
ELLE. Accro aux émissions de télé-réalité au point de les
confondre avec le réel, Quichotte incarne aussi l’éclatement de la vérité qui touche notre époque. Quelles en sont les conséquences ?
S.R. Un sentiment de scepticisme a envahi les consciences. On a de
plus en plus de mal à distinguer le vrai du faux. Cette méfiance divise la vérité en différentes versions, favorise les discours mensongers. Dans les trois pays que j’ai passé ma vie à déchiffrer
– l’Inde, le Royaume-Uni et les États-Unis –, les gouvernements actuels sont arrivés au pouvoir en prétendant raviver un âge d’or. Lorsque Donald Trump dit rendre sa grandeur d’antan à l’Amérique,
à quelle période peut-il bien faire référence ? À celle de l’esclavage ? À celle qui précède le droit de vote des femmes ? C’est absurde. Tous fantasment le passé pour mieux justifier
le présent.
ELLE. Comment écrit-on sur un présent ainsi fragmenté ?
S.R. On ne peut plus écrire comme au XIXesiècle. Au temps du roman réaliste de Stendhal ou Balzac, écrivains
et lecteurs s’accordaient sur ce qu’était le monde, sur ce qui composait le réel. Cependant, ce réalisme européen s’est aussi construit en ignorant des problématiques telles que la place des femmes, les
questions raciales ou lecolonialisme, qui, aujourd’hui, sont enfin prises en compte. « Quichotte » contient presque tous les procédés littéraires, du comique à l’absurde, en passant par le surréalisme,
parce que j’ai essayé de saisir la multiplicité actuelle de nos perspectives.
ELLE. Malgré la violence qu’il rencontre, votre héros conserve sa candeur, croit que l’amour triomphe de tout, que la fiction
améliore la réalité. Est-ce aussi votre cas ?
S.R. Mes amis se moquent souvent de mon optimisme forcené ! Chez Quichotte, ce trait est exagéré, il passe pour un fou parce qu’il aime une femme qu’il
n’a vue qu’à la télévision. Mais pourquoi se priver de quêtes déraisonnables ? Par ailleurs, je suis convaincu que le roman possède encore un pouvoir. Lorsqu’une œuvre nous plaît, que l’on
s’y reconnaît, elle devient une part de notre identité. La fiction nous enseigne ce que nous sommes.
“MES AMIS SE MOQUENT DE MON OPTIMISME FORCENÉ ! MAIS POURQUOI SE PRIVER DE QUÊTES
DÉRAISONNABLES ?”
ELLE. Quels sont les effets de cette crise culturelle sur la littérature américaine ?
S.R. J’observe des changements formidables. D’une part, l’augmentation des récits
par des auteurs venus de partout – Jhumpa Lahiri d’Inde, Zadie Smith d’Angleterre, pour ne citer qu’elles – enrichit considérablement la littérature. Leurs livres rappellent qu’être américain,
c’est aussi naître ailleurs. En tant que « double immigré », je m’en réjouis. D’autre part, une génération d’écrivains africains-américains est en train d’accomplir un
travail extraordinaire en rédigeant ses Mémoires. Toni Morrison a ouvert la voie, les a autorisés à partager leurs histoires. Elles intègrent enfin l’histoire américaine et prouvent leur appartenance à
celle-ci.
ELLE. Selon vous, quel espoir place-t-on avant tout dans la littérature ?
S.R. L’un des instants les plus émouvants de ma vie d’écrivain a eu lieu à mes débuts. Je venais de publier «
Les Enfants de minuit », personne ne me connaissait. Lors d’une lecture à Cambridge, en Angleterre, une femme indienne très élégante s’est levée dans la salle et m’a dit : « Monsieur Rushdie,
je voudrais vous remercier parce que vous avez raconté mon histoire. » Cela m’a presque fait pleurer. Je crois que c’est ce qu’on espère de la littérature : qu’elle racontera notre histoire.
«
QUICHOTTE », de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal (Actes Sud, 416 p.).