Comme tétanisé par le manque irrémédiable de l'absente, Yann Andréa se laisse porter par la vodka-orange et une pétrification mentale et physique effrayante. Maren Sell tente de l'en sortir par les mots. Un livre cousu d'échanges devait en naître, sur lequel vint se poser une histoire de chair et d'amour avec, jamais loin, le fantôme écrasant de Marguerite Duras. « L'histoire » est le récit enchevêtré de cette course contre la montre perdue d'avance, avec les mots, crus, pour le dire.

Marie Claire : Vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu Yann Andréa

Maren Sell : C'était en hiver. Je déjeunais avec un ami à la Closerie des Lilas. Yann était seul à une table. La chemise ouverte, des pieds nus dans des chaussures aux lacets défaits, un immense front tout lisse, des yeux d'un brun intense. Un rescapé. C'était quasiment sa première sortie après des mois de dépression, suite à la mort de Marguerite Duras.

Il vous a parlé d'elle, ce jour-là ?

Il ne parlait même que d'elle, mais de façon enjouée, souriant à sa propre mélancolie.

Il écrit pour vous « Cet amour-là », puis sombre à nouveau. Vous lui proposez de déposer sous le paillasson de votre bureau des bribes de textes auxquels vous répondrez…

Écrire était pour lui une question de survie. L'obliger à cela était mon pari. Le contraindre, en donnant le change, à un mouvement… L'échange de lettres, ce va-et-vient, était déjà du désir.

Assez vite, vous devenez amants. Mais ce livre montre que c'était bancal dès le départ…

En amour, on donne ce qu'on a et aussi ce qu'on n'a pas… « à quelqu'un qui n'en veut pas », ajoutait Jacques Lacan. Ce qui était trop pour Yann, pour moi allait de soi. L'amour rend fragile, on tombe du haut de son orgueil, soudain démuni, et cela peut faire mal. Alors on fuit plutôt que de s'exposer au risque d'être transformé par l'autre. Yann avait peur, peut-être fuyait-il, lui aussi, cet amour qui le dépassait.

Vous étiez plus âgée que lui, comme Duras – avec, dans son cas, un plus grand écart. Comment expliquez-vous cette attirance pour ses aînées ?

Il y avait effectivement chez Yann cette demande d'une tendresse infinie, qui venait de l'enfance : « Aimez-moi ! » C'est un appel à la mère d'être toujours là. J'ai peut-être aussi un penchant maternel. Après tout, les éditrices portent souvent leurs auteurs comme les mères portent leurs enfants. Et réciproquement : les auteurs nourrissent d'émerveillement leurs éditrices. Et en cas, d'amour…

Un jour, il vous balance : « Je suis pédé », comme pour rendre impossible votre histoire ?

Non, pas forcément, plutôt pour ne pas être enfermé dans une catégorie. Yann aimait les hommes, mais pas seulement : il aimait, hors des codes. La sexualité gay est entachée de préjugés, une souffrance, une « maladie de la mort », comme disait Marguerite Duras. Il voulait peut-être se dire en bonne santé.

Votre psychanalyste n'était pas favorable à ce que vous racontiez cette histoire…

Les psys tentent d'apaiser des traumatismes et évitent d'en créer de nouveaux. Rendre publique la passion intime révèle chez moi une volonté de puissance narcissique qui passe outre le souci de l'autre. La petite jubilation de se trouver écrivaine parmi des écrivains, sur une table de librairie, a un prix. Un effet dévastateur n'est pas exclu.

Parce que vous étiez mariée, avec des enfants ?

Le scandale ne réside pas dans une vie menée librement, mais dans l'impudeur de l'écrire librement.

Vous dites avoir attendu que vos enfants soient grands, mais n'est-ce pas la mort de Yann, il y a un an et demi, qui vous a poussée à publier ce livre ?

Le manuscrit était en deux exemplaires, l'un chez Yann et l'autre chez moi. En 2002, il en souhaitait déjà une publication. Je m'y opposais afin de ne pas perturber mes enfants ni chagriner mon mari. C'était un amour évident et secret, il aurait pu le rester. A la mort de Yann, en juillet 2014, ma situation familiale avait changé et j'ai eu le désir de lui faire ce cadeau posthume.

N'était-ce pas étrange de succéder à Duras dans le cœur de cet homme ? Le fantôme de l'écrivaine ne se glissait-il pas parfois entre vous ?

Oui, bien sûr. Marguerite Duras était présente en permanence – par ses livres, dont un certain nombre n'auraient pas vu le jour sans l'amant inspirant que fut Yann. C'était une relation à trois, car les écrits de Duras nous ont formidablement inspirés à notre tour, elle a été tantôt passage, tantôt barrage.

Il y a cette scène où il vous annonce que pour vous il s'est rasé la moustache, qu'il portait depuis ses 18 ans.

Ce geste signifiait une nouvelle liberté. Il se privait ainsi de ce qui faisait obstacle à l'amour, au baiser, à la fusion. Elle avait été une protection, et soudain, il n'en avait plus besoin. Il a pris le risque de se livrer à une femme. Enfin nu.

Dans les textes brefs qu'il vous remettait, il est pratiquement toujours question du temps, qui s'échappe et nous échappe…

Le temps perdu était le seul qu'il ressentait. Sa vie, une lente entreprise de perte de temps – les promenades, la contemplation des autres, les bars… Il était ainsi formidablement présent dans des moments qui échappent aussitôt.

Pourquoi lui, pourquoi vous ?

Soudain la lumière, c'est tout. On peut évidemment creuser, trouver ce qui nous prédispose à tomber sous le charme de telle personne et pas d'une autre. Mais le miracle reste entier. Quand l'évènement a lieu, on devrait simplement remercier.

C'est une histoire d'amour extravagante, non ?

Une histoire d'amour comme une autre, sauf qu'elle était d'emblée habitée par un troisième corps : l'œuvre de Marguerite Duras.

Au fond, ne saviez-vous pas que tout était perdu d'avance, que Yann Andréa était trop consumé pour construire quelque chose avec vous ?

Bien sûr que tout était perdu d'avance ! Mais ce qui fut possible et impossible en même temps fut de prendre la dimension de l'autre, de grandir intérieurement, de partager un regard vers ce qui est ouvert avec quelqu'un comme Yann, pour qui la vie s'était retirée.

Comment était-il dans l'intimité avec vous ?

Il était d'une maladroite tendresse et d'une grande brutalité. Souvent il m'expédiait sans raison : « Allez-vous-en ! » Ou bien il partait au milieu d'un repas, me laissant seule à table. Le besoin de se retrouver était plus fort que le désir de rester ensemble. Parfois je me comparais à un oiseau qui se cogne contre une vitre, qui se cogne encore et recommence.

Que retenez-vous d'essentiel dans cette histoire ?

L'intensité de ce que nous avons vécu, sa présence dans l'esprit de ceux et de celles qui ont eu le privilège de le connaître, la douceur de sa voix, son rire, son regard… Sa malicieuse innocence. Et, bien sûr, la beauté de ses textes.

(*) « L'histoire », éd. Pauvert.


https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/maren-sell-une-conscience-allemande


No comment !