"Mais, dès que je fus arrivé à la route, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec ma grand’mère, au mois
d’août, que les feuilles et comme l’emplacement des pommiers, à perte de vue
ils étaient en pleine floraison, d’un luxe inouï, les pieds dans la boue et en
toilette de bal, ne prenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus
merveilleux satin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller le soleil ; l’horizon
lointain de la mer fournissait aux pommiers comme un arrière-plan d’estampe
japonaise ; si je levais la tête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient
paraître son bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarter pour
montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une brise légère mais
froide faisait trembler légèrement les bouquets rougissants. Des mésanges
bleues venaient se poser sur les branches et sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été un amateur d’exotisme et de couleurs qui avait
artificiellement créé cette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes
parce que, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentait qu’elle était
naturelle, que ces pommiers étaient là en pleine campagne comme des
paysans, sur une grande route de France. Puis aux rayons du soleil
succédèrent subitement ceux de la pluie ; ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dans leur réseau gris.
Mais ceux- ci
continuaient à dresser leur beauté, fleurie et rose, dans le vent devenu glacial
sous l’averse qui tombait : c’était une journée de printemps."
Marcel Proust
La recherche du temps perdu
Sodome et Gomorrhe