"La solitude requiert que l’on soit seul, alors que la désolation* n’apparaît jamais mieux qu’en la compagnie d’autrui. Hormis
quelques remarques éparses – généralement présentées de manière paradoxale comme le mot de Caron (rapporté par Cicéron), « il n’était jamais moins seul que lorsqu’il était
seul » ou plutôt, « il ne se sentait jamais moins seul que lorsqu’il était dans la solitude »
– il semble qu’ Épictète,l’esclave affranchi, philosophe d’origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Sa découverte, en un sens, accidentelle, sa préoccupation
majeure n’étant ni la solitude ni la désolation, maisl’être seul (monos) au sens d’une absolue indépendance. Comme Epictète le fait remarquer l’homme
désolé (eremos) se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé. L’homme
solitaire, au contraire, est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans
la solitude, en d’autres termes,je suis « à moi-même », en compagnie de mon moi, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un, déserté par tous
les autres. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables
: ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour redevenir un :
l’un d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement
des autres ; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait d’eux à nouveau un « tout », qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’un
demeure toujours équivoque, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable."
(...)Zarathoustra est venu, l’ami,
l’hôte des hôtes ! » Nietzsche
signé, Hannah Arendt
Des origines du totalitarisme
*Le mot désolation
ne doit pas être pris au sens psychologique ; elle est la solitude de l’homme que le système totalitaire déracine, qui est privé de sol, de place dans le monde, reconnue
et garantie par les autres.
Van Gogh
www.annycejourdhui.fr