EPHEMERIDE

"Il y a longtemps, j’ai croisé un inconnu sur un pont au-dessus d’une rivière. Notre rencontre a duré dix secondes au plus. Il arrivait d’un côté du pont et moi de l’autre. Je ne sais même pas son nom, peut-être Pierre, du nom du matériau du pont. J’étais avec quelqu’un (ça veut dire j’étais avec mon petit ami) et lui aussi sans doute, je ne me rappelle pas, la mémoire s’en fout, elle ne retient pas ce genre de détails, on ne la lui fait pas, ces détails sont bons pour l’état civil, pas pour elle. Elle en retient d’autres infiniment plus insidieux, plus impérieux. Sur le pont un événement a eu lieu, et l’inconnu l’a vécu comme moi. Je ne me souviens pas, c’était il y a longtemps, je réinvente peut-être. Non, le corps ne s’embarrasse pas de ce qui n’est pas vrai. Il se souvient, il retient ce qui a eu lieu dans la chair, avec lui les mensonges ne survivent pas, il évacue, il trie, il sait. L’homme est passé, je ne me suis pas retournée, lui non plus, sinon j’aurais senti son regard dans mon dos, des bêtes, des animaux, surtout à ces moments périlleux de la vie où l’on se tient sur des ponts qui eux-mêmes retiennent leur souffle au-dessus du courant, des moments de risque dans la compagnie pourtant soyeuse et murmurante des rivières, leur eau vive qui coule vers un secret connu d’elles seules. Les enfants aussi livrent au frisson vert du courant leurs cris d’Indiens et leurs jeunes corps tièdes.

Ma rivière coulait dans une ville à nom de sainte, qui ressemble à Épiphanie, les noms ont toujours raison, une épiphanie a bien eu lieu sur le pont. La rencontre a duré ce que durent les frôlements, les désastres, une poignée de secondes, un souffle. Un homme comme un autre a surgi de l’autre côté du pont et il a fallu que j’y sois moi aussi au même moment, à la même heure, une combinatoire qui avait zéro chance d’avoir lieu, elle a eu lieu. Son regard avait eu le temps de se planter dans le mien, enfoncé, une pénétration longue, profonde que j’ai gardée toute ma vie en moi, un acte fondateur, qui a déterminé mes choix ultérieurs, qui m’a constituée, a fomenté l’élan et l’attente fondamentaux qui sont les miens, et auxquels je suis restée fidèle. Et il s’en trouve encore pour dire qu’il ne s’est rien passé."

FABIENNE JACOB


Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions .
Ecrire , crypter ce vécu , cette traversée .....

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces deux piliers de la vie - Merci Annie de si bellement nous le rappeler.

25.01 | 06:56

MAGISTRAL, DEVOS

06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie,

Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai jamais réussi à lire, je vais essayer à nouveau avec "l'Homme au trois lettres".

marc