"Combien de gens se font du tort, parce qu'ils veulent savoir parler avant que d'avoir appris à écouter avec fruit? Ils croient que l'usage de
la parole demande de l'étude et de l'exercice, et qu'il n'en faut pas pour celui de l'ouïe. Ceux qui veulent bien jouer à la paume n'apprennent-ils pas à recevoir et à renvoyer la balle comme il faut? De même, quand on
écoute quelqu'un qui nous instruit, le premier devoir est de bien entendre ce qu'il dit; le second, d'y répondre à propos, comme la conception et la grossesse précèdent l'enfantement. Les œufs clairs des oiseaux, que
le vulgaire croit avoir été produits par le vent, sont des germes imparfaits qui n'ont pu prendre vie. Ainsi, les jeunes gens qui, faute de savoir écouter, ne profitent pas de ce qu'ils entendent d'utile, n'enfantent que du vent dans leurs
paroles. Ce sont, dit un poète,
De frivoles discours qui se perdent dans l'air.
Il n'est personne qui, pour verser une liqueur d'un vase dans un autre, ne les incline tous les deux et n'adapte ensemble les ouvertures, afin que rien ne se répande. Mais peu de gens savent ainsi
s'accommoder à une personne instruite qui leur parle, et lui prêter assez d'attention pour ne rien laisser échapper de ce qu'elle dit d'utile. Et ce qui est le comble du ridicule, s'ils rencontrent quelqu'un qui leur fasse l'histoire d'un
souper ou d'un spectacle, qui leur raconte un songe, une dispute qu'il vient d'avoir, ils l'écoutent en silence avec l'attention la plus soutenue. Au contraire, qu'un homme sensé les prenne à part pour les instruire t les reprendre ou
calmer un mouvement de colère auquel ils se livrent, ils n'ont garde de l'écouter ; si même ils espèrent avoir l'avantage sur lui, ils le contre^disent avec chaleur, sinon ils s'enfuient pour aller entendre ailleurs des discours
frivoles. Leurs oreilles, semblables à ces vases gâtés où l'on ne met que des choses inutiles, se remplissent de tout, excepté de ce qu'il leur importerait de savoir. Un bon écuyer s'applique à former la bouche
de son cheval pour le rendre obéissant au frein ; de même, un sage gouverneur rend son élève docile à la raison : il l'accoutume à beaucoup écouter et à parler peu: Spintharus donnait à Épaminondas
cette belle louange qu'il n'avait vu personne qui sût davantage et qui parlât moins. La nature, en nous donnant deux oreilles et une seule langue, ne nous dit-elle pas qu'il faut plus écouter que parler?"
PLUTARQUE