"Quand j’ai été las d’accoucher d’oeuvres qui n’étaient que des miroirs de mes ego, j’ai abandonné l’art pendant deux ans. En m’oubliant moi-même, toute la
douleur du monde m’est tombée dessus. Pris par leur vie laborieuse, n’étant pas dans l’être mais dans le paraître, les citoyens, comme moi, avaient perdu la joie de vivre. Apaisés par les drogues, le café,
le tabac, l’alcool, le sucre, l’excès de viande, sans illusions sur la politique, la religion, la science, l’économie, les guerres « patriotiques », la culture, la famille, tristes animaux sans finalité portant
des masques de satisfaits, nous nous promenions dans les rues d’une planète dont nous savions que nous étions peu à peu en train de l’empoisonner. La maladie de notre société était profonde, un très
vieux conte chinois m’a tiré de l’abîme :
Une grande montagne couvre de son ombre un petit village. Privés de soleil, les enfants sont rachitiques. Un beau jour, les habitants voient le plus ancien
d’entre eux de diriger vers les abords du village, une cuillère en céramique dans les mains.
– Où vas-tu ? lui demandent-ils.
– Je vais à la montagne.
– Pour quoi faire
?
– Pour la déplacer.
– Avec quoi ?
– Avec cette cuillère.
– Tu es fou ! Tu ne pourras jamais !
– Je ne suis pas fou : je sais que je ne pourrai jamais,
mais il faut bien que quelqu’un commence."
Alexandre Jodorovski
Cabaret Mystique
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