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EPHEMERIDE
Extrait "Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète
promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre fenêtre de
cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour ; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet. – Qu’as-tu ? lui dit-elle. – J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre ! J’avais douté de moi
jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi- même ! Je puis être un grand homme ! Va, Gillette,
nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux. Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances
à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre
gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant. Amené à Paris
par un gentilhomme de ses amis, ou peut- être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir près
d’un grand homme, en épousent les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices ; forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur
insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion,
attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art. – Écoute, Gillette, viens. L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant
par le feu d’une belle âme. – Ô Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire... – Un secret ? reprit-elle, je veux le
savoir. Le Poussin resta rêveur. – Parle donc. – Gillette ! pauvre cœur aimé ! – Oh ! tu veux quelque chose de moi ? – Oui. –
Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et
cependant tu me regardes. – Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme ? – Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide. – Eh ! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre ? – Tu veux m’éprouver,
dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas. Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme en homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme. –Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi ; mais je ne t’ai jamais promis, moi
vivante, de renoncer à mon amour. – Y renoncer ? s’écria Poussin. – Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus.
Et, moi-même, je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n’est-ce pas chose naturelle et simple ? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre
! fi donc. – Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette
mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets ! Elle
l’admirait, heureuse, charmée ! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d’encens." Balzac
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