Chère absente,
Tu n’es pas venue sur l’île de Pâtiras.
Pourtant, dans ma voiture, sur la rocade, en pleins bouchons, avec mon GPS et celui de Nathalie,
quand on ne s’en sortait pas du tout de toutes ces voitures enchevêtrées, je pensais à toi. Si tu avais été là, tu aurais imaginé un sketch à se tordre de rire sur la situation. Tu nous aurais fait
rire aux larmes comme tu avais si bien su le faire lors de notre voyage en Pyrénées.
Mais tu n’étais pas là, et nous ne riions pas du tout !
A Pauillac, on nous attendait pour traverser l’estuaire
et nous ne pouvions pas avancer d’un pas. On ramait, je t’assure !
Finalement, nous sommes sorties de cet imbroglio et nous sommes arrivées à quai.
Imagine :
le bateau est ancré et très vite, nous prenons la direction de l’île de Pâtiras avec une énergie de mouette, que dis je de mouette, d’Albatros plutôt, fendant l’onde à une vitesse grand V :
Jean-Claude, notre maître à bord, se veut rassurant : vous pouvez mettre les bouées de sauvetage si vous voulez !
Pas le temps, pas le temps de se poser d’autres questions que d’y être, que d’y
être arrivé sur cette île !
Là, sur la berge, nous chargeons nos bagages sur une brouette à la roue crevée. (Normal, depuis janvier j’ai eu trois crevaisons de roues de voiture…ça
continue, normal !)
Et puis, c’est le paradis : la route bordée de pruniers, le regard étonné d’un bélier, la douceur du vent et la plénitude
de la lumière me consoleent de tous mes tourments.
- Quoi ? Tu es là, sur cette île, dans un ailleurs, avec des amis,et tu parles de crevaison, de bouchons et d’angoisse ? Bon, ça va, tu es là, c’est
ce que tu voulais, tu l’as !
La maison rouge nous accueille tous volets ouverts. Une orangeade lui va bien dans des verres palettes, les prés sont fraîchement tondus, les platanes alors font
un doux froufrou et Rimbaud les égrène assis au bord de la route, ce bon soir de juin …
Moi, j’ai envie de te faire partager la lumière de ce soir là : elle transperce
les ramures des arbres pour se piquer en plein cœur de mon iris, elle chante sur le sol et se baigne en plein champ, elle change les ciels et fait tourner les girouettes, elle est d’ici et d’ailleurs, elle appelle les peintres et se couche
délicatement comme un parachute.
Alors les ombres propices, sur l’estuaire, colorent les eaux en rose, en mauve, caressant la ville au loin, mettant en feu châteaux et clochers.
Les bois flottés s’alanguissent
et se tordent de crainte de pâtir sur la glaise.
C’est la nuit de tous les songes.
Au matin, les amis du lendemain volent comme des papillons, pas un ne manque à l’appel, ils sont tous à l’heure
de la marée que j’avais au départ dans le cœur : il y a des chapeaux ailés et des pas cadencés sur la rive, des sourires et de la joie sur les visages...
On vit la rencontre : celle que j’aime.
Puis monte un accord de guitare et s’élève une louange.
On se demande un peu quel âge on a et si le vin de Pâtiras n’y est pas pour quelque chose, si les îliens de naissance ne nous aident pas à
transfigurer le réel, si les bras des pruniers croulant sous les fruits ne nous protègent pas de tous les tonnerres...On se demande... On ne se demande plus…et, dans la mémoire, on s’installe là pour l’éternité.
Et toi, où es-tu ?
Anny C.