Au fil des mots

EPHEMERIDE

et le grand ensablement 

(Le signal)

      Sophie Poirier 

© Olivier Crouzel Sophie Poirier Le Signal © éditions Inculte

Peut-on tomber physiquement amoureuse d’une forme architecturale et entretenir avec elle une relation jusqu’à la séparation ? C’est exactement le genre d’expérience que Sophie Poirier a vécue avec un immeuble installé à même la plage sur la côte Atlantique. Son roman Le Signal – du nom de ce lieu étonnant – est passionnant.

En 2014, l’auteure découvre à Soulac-sur-Mer en Gironde un grand édifice vidé de ses habitants et menacé par l’érosion dans la proximité dangereuse de l’océan. Coup de foudre total, il déclenche la joie inouïe de l’exploration, celle de l’enfance retrouvée. Avec un ami, elle s’enfonce dans les appartements où la vue est pleine sur l’océan. Dans ce grand cadre, s’ouvre aussi l’espace du passé et des traces de vie des anciens habitants. « Comme je n’abîmais rien, ne faisant que passer et regarder, sur la pointe des pieds dans leur vie, je chuchotais au lieu de parler, je me sentais proche d’eux, de leur histoire, alors que j’étais illégalement chez eux, dans une propriété privée, et comme les autres, à pénétrer leur domicile. Une intruse de plus, animée d’une pulsion scopique double : voyeuse de vies et de mer. » Un véritable amour pour la forme abstraite de ce grand rectangle de quatre étages s’installe et là voilà multipliant les visites interdites. « À chaque fois que je suis revenue, désobéissant à l’injonction de ne pas entrer, j’ai ressenti cette même excitation. »

© Olivier Crouzel Sophie Poirier Le Signal © éditions Inculte

Nous sommes tout aussi émus alors que le récit de l’histoire de cette bâtisse moderne mais déjà condamnée s’installe : Le Signalest déclaré en péril par le préfet et l’évacuation de l’immeuble est prévue les 24 et 25 janvier 2014. Qu’à cela ne tienne, avec le photographe et vidéaste Olivier Crouzel (le fameux ami dont on admire les images en fin d’ouvrage), elle organise sur place une installation sauvage en hommage au bâtiment; c’est une réussite esthétique au bord de l’eau et du désastre. « Éclatant ainsi dans la nuit, il semblait tellement faire face, avec une solitude flagrante. Je le trouvais déchirant et majestueux. »C’est que ce « il », qu’un discours bassement savant affligerait du mot « personnification » possède toutes les qualités d’un authentique être. Alors qu’il doit disparaître, le building change comme un corps, se simplifie en maigrissant puis se désossant. Il est même nécessaire de le nettoyer, de le « curer », évoquant par là une dépouille que l’on prépare pour la tombe. La lecture psychanalytique peut intervenir et Sophie Poirier, née en 1970 (l’année de livraison prévue pour les appartements du Signal), en donne les clés. « À Gradignan, la maison familiale où j’ai vécu enfant, d’abord avec ma mère et mon père, puis avec ma mère et son nouveau mari, a été vendue aussi. En fait, depuis 2014, je n’ai plus un seul endroit lié au passé, je n’entre plus dans aucun, je peux les voir uniquement de dehors, comme une spectatrice. »

© Olivier Crouzel Sophie Poirier Le Signal © éditions Inculte

Mais là aussi ce seul angle ne suffit pas à dire ce dont il est question et n’épuise pas l’intention profonde du roman : la narratrice, à pas de loup et comme nous tous, cherche une cabane métaphysique qui pourrait réconforter au-delà de la sécurité d’une famille et d’une demeure. Où est l’abri dans notre époque et comment faire face à la solastalgie générale dont la disparition de

l’immeuble est le symbole ? 

Voilà, de quoi cet immeuble est-il le Signal sinon de la lente catastrophe inévitable, absolue, documentée de la civilisation humaine ? L’auteure voit en très grand 

« La folie des hommes, quand ils trafiquent dangereusement du côté de l’absurde, à jouer à la fois avec la beauté et le massacre. » 

 Plus loin que l’analyse en creux de la disparition de la classe moyenne et de la fin des faux idéaux nés dans et des trente glorieuses, c’est bien l’humanité toute entière qui se tient dans le vide laissé par les habitants évacués d’un immeuble installé trop près de l’eau. Mais ce lieu qui lui est aussi cher qu’une personne ou un abri magique tient à la fois de la menace et du salut. Parce qu’enfin contre les bourrasques de vent ou de sable, c’est l’écriture de la narratrice qui se lève et qui tient. L’art, la photographie, la littérature pour ne rien laisser couler vers la mort, pour ne pas nous enfoncer.

Sophie Poirier,Le Signal, éditions Inculte, février 2022, 140 p., 13 € 90
Lire ici l’article de Christine Marcandier, « « Le Signal est romanesque » : Sophie Poirier, biographie d’un immeuble et rêve d’histoire».

Écouter...

Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions . Ecrire , cry...

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces de...

25.01 | 06:56

MAGISTRAL, DEVOS

06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie, Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai ...