Au fil des mots

EPHEMERIDE

 J'ai ouvert le livre à une nouvelle page, à la page 64 et j'ai lu ce chapitre, je le partage avec vous parce qu'il m'a émue :

Ode au plus bel être humain (chapitre intégral)

Cela s'est passé , il y a un an et demi et je ne l'ai connu qu'une semaine.

Nous nous sommes rencontrés le jour de mon quarante deuxième anniversaire et il m'a donné le cadeau le plus curieux qui soit,peut-être parce qu'il ne savait pas que c'était mon anniversaire. Un petit livre, avec à l'intérieur les noms, les photos, les biographies et les derniers mots de tous ces jeunes Tibétains qui ces dernières années se sont immolés par le feu pour protester contre l'occupation chinoise.Un par page."Il y en a à présent plus de cent, a-t-il dit, avec un sourire triste, deux de mes neveux l'ont fait."

Il m'a montré leurs pages. Je l'ai regardé sans rien dire, dans un grand théâtre de verre extrêmement beau donnant sur le fjord.Au loin: des sommets montagneux recouverts d'une fine couche de neige poudreuse.On était à Reykjavík.On était en septembre. Nous étions là pour participer au congrès annuel de PN international, l'association mondiale d'auteurs qui défendent la liberté d'expression.Il était depuis peu vice-président du département de PEN pour écrivains tibétains en exil, j'étais présent en tant que président de PEN Flandres.

Peu d'associations me sont aussi chères que PEN, mais j'ai décidé ce soir-là d'aller manger seul.Il y a souvent tant d'agitation pendant les congrès que je préfère manger seul, surtout le jour de mon anniversaire. Je me suis niché dans un recoin d'un restaurant intime plongé dans la pénombre et j'ai commencé, après avoir commandé, à lire sa brochure.Des jeunes de dix-neuf ans étaient descendus dans la rue, pas pour déclencher des émeutes mais pour s'asseoir dans la position du lotus et s'asperger d'essence et de silence.

Quarante-deux-ans à Reykjavík, ai-je pensé.

Les jours suivants, le congrès s'est déroulé comme se déroulent les congrès.Parfois passionnant.Parfois d'un ennui insondable.Parfois spirituel.Je voyais Lobsang toujours occupé avec un tas de gens.Il écoutait, parlait,sortait un autre exemplaire de son livre du sac suspendu à son épaule, échangeait des expériences, des adresses mail.Il était infatigable, et pourtant très calme, très paisible.Un vieil esprit dans un jeune corps.Pendant les pauses, nous allions chercher un sandwich à un comptoir et buvions un thé ensemble.Il avait huit ans de plus que moi; mais je me sentais si jeune à côté de lui, si insignifiant aussi.Pas certain que c'est ce qu'il aurait voulu. 

Je suppose que je n'étais pas le seul.Il produisait une impression inoubliable sur tous ceux qui lui adressaient la parole.Son visage exprimait la mélancolie mais la tristesse ne l'avait pas rendu amer.

Il avait été moine bouddhiste au Tibet, avait traversé l'Himalaya à pied-avec une cinquantaine de personnes, en tennis, certaines étaient mortes en route,de froid, sous les balles des tireurs d'élite chinois-pour se rendre dans le Nord de l'Inde, à Dharamsala, auprès du dalaï lama.Cela faisait plus de vingt ans qu'il n'avait pas vu sa mère ni les autres membres de sa famille.Certains étaient morts à présent.Son pays, son amour, ses neveux: tous perdus.A Dharamsala, il faisait des recherches sur les textes en vieux tibétain et se mobilisait pour le droit à la liberté d'expression.

Et il était exceptionnellement doux. Pas seulement gentil ou sympathique, ce qui ne peut être qu'à l'extérieur, mais empli d'une sincère commisération, un mot que nous utilisons trop peu souvent en néerlandais.

La liberté d'expression est un bien immense; elle s'applique aussi aux propos qui peuvent offenser, choquer ou déranger, comme l'a affirmé la Cour européenne des droits de l'homme dans un jugement important.Mais ce n'est pas parce qu'on a un droit qu'on est obligé de s'en servir.La commisération demande souvent plus de courage que la contre-attaque."Jamais les expressions de haine en ce monde ne s'apaisent par la haine, a dit Bouddha il y a vingt-cinq siècles, mais elles s'apaisent lorsqu'on n'éprouve pas de haine, c'est une loi séculaire."

Après le congrès, nous avons voyagé dans les environs pour découvrir quelques sites incontournables à l'intérieur des terres.Je n'avais pas eu envie de participer à l'excursion obligée du congrès, Londsang l'avait trouvée trop chère-son voyage depuis le Nord de l'Inde jusqu'en Islande avait déjà coûté une fortune. Nous nous sommes donc mis en chemin dans une vieille voiture de location que j'avais dégotée.Nous avons quitté la ville et vu des chutes d'eau, de la lave, de la mousse, des geysers, et des souvenirs. Nous circulions en voiture, nous nous promenions à pied, nous mangions quelque part en route et dessinions des cartes de nos pays au dos de nos sets de table. Nos conversations portaient sur la politique et la poésie,l'amour et l'amitié, la littérature et la liturgie. Et nous savourions les environs. La nature était vraiment époustouflante. Nous ne parlions pas beaucoup lorsque nous contemplions d'infinis paysages d'une infinie beauté.Émoi, gratitude,douceur. La terre, c'était ça aussi.

En février dernier, son corps a été retrouvé sous un viaduc en construction à Delhi.Il s'est avéré qu'un moine tibétain avec lequel il travaillait à une traduction l'avait poignardé. Jalousie? Passion?. Élimination politique commanditée par la Chine? Meurtre par un tueur à gages? L'assassin en question s'est suicidé aussitôt en se tranchant la gorge avec le même couteau qu'il venait d'utiliser pour frapper à dix reprises son ami.

Tout ce qu'il me reste de Lobsang Chokta est l'écharpe en soie blanche qu'il m'a donnée des deux mains à Reykjavík. Non, ce n'est pas vrai! Tout ce qu'il me reste est le souvenir de sa lumière.Il transportait tant de lumière avec lui.Il transportait tant de lumière."

David van Reybrouk

Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions . Ecrire , cry...

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces de...

25.01 | 06:56

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06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie, Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai ...