Au fil des mots

EPHEMERIDE

L’Absence

"Au retour de sa mission militaire à Aranjuez, le prince des Asturies, Ferdinand VII, offrit un cheval merveilleux au père de George Sand. Il avait une robe magnifique. Il était jeune et, pour ainsi dire, indomptable. Il s’appelait Leopardo.

 monta le cheval Leopardo pour se rendre de Nohant à La Châtre afin de faire un quatuor chez les Duverret. Il y dîna, tint parfaitement sa partie de violon, les quitta à onze heures. Le cheval, qui avait pris le galop en quittant le pont, heurta dans l’obscurité un déblai de pierres, manqua rouler, se releva avec une telle violence qu’il désarçonna son cavalier et le projeta derrière lui à dix pieds de là. Les vertèbres du cou furent brisées. Le père de George Sand avait trente-et-un ans. On le plaça sur une table d’auberge. On transporta le mort sur sa table, avec une lanterne tenue devant lui pour voir dans l’obscurité, jusqu’à Nohant. On éveilla l’enfant de quatre ans, qui était en train de dormir, et on lui dit que son père avait été désarçonné.

Le vendredi 17 septembre 1808 le père de George Sand 

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Orpheline de père, enfant d’une servante méprisée et à demi folle, petite-fille d’une vieille femme aristocratique et malade (riche comme Crésus, triste à étouffer, excellente musicienne), Aurore, quand elle fut devenue adolescente, au désespoir d’avoir été arrachée à la paix du couvent où elle était heureuse, tout à coup, « vingt pieds d’eau dans l’Indre » l’attirent.

Le « vertige de la mort », écrit-elle, l’engloutit dès qu’elle aperçoit de l’eau. Elle se précipite dans ce qui l’engloutit. Elle s’y noie.

C’est son cheval, qui s’appelle Colette, qui la sauve en nageant, en la poussant avec les naseaux et les dents vers la rive.
L’adolescente s’agrippe à un « têteau de saules ». 
Elle écrit : « Ce n’était pas ma faute si j’avais la tentation de mourir. Plus que le pistolet, plus que le laudanum, c’était l’eau surtout qui m’attirait comme un charme mystérieux. Je ne me promenais plus qu’au bord de chaque rivière jusqu’à ce que j’eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord, j’étais comme enchaînée par un aimant. »

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Ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens, des domestiques, du groupe, de se réfugier dans un coin de l’espace qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait « l’absence ».

Elle ne disait pas otium, cabinet de travail, chambre à soi, solitude. Elle nommait ce « petit coin » de sa maison de Nohant : L’absence.

Il se trouve que, toutes les fois où elle se retrouvait à Nohant, George Sand écrivait dans la chambre où lui avait été annoncée, lorsqu’elle était enfant, la mort de son père désarçonné. C’était là où on avait enseveli le petit corps nu âgé de quatre ans sous une lourde robe de soie trop grande pour elle. C’était dans cette chambre qu’on avait forcé la fillette à entourer ses cheveux du voile noir des veuves. C’est dans cette chambre, toute sa vie, qu’elle attendit que son père « eût fini d’être mort ».

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Le 23 juillet 1856 George Sand écrit à Charles Poncy : « J’aspire toujours à l’Absence. La seule vie qui me convienne est l’absence, la vie de réflexion. »

Plus de dix ans plus tard (le 11 janvier 1867) George Sand écrit à Gustave Flaubert : « Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l’analyse. Autrefois c’était le contraire. À présent, ce qui me se présente à mes yeux quand je m’éveille, c’est la planète. J’ai quelque peine à y retrouver le moi qui m’intéressait jadis. »

Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent et où le corps s’oublie."

Pascal Quignard

Les désarçonnés

Commentaires

06.04 | 06:20

Emerger de notre vivier , aprés y avoir puiser toutes les émotions . Ecrire , cry...

10.10 | 11:28

Aimer ne se négocie pas - oh que non. L'amitié non plus. Amour Amitié ces de...

25.01 | 06:56

MAGISTRAL, DEVOS

06.08 | 13:40

Bonjour Anne Marie, Quel plaisir d'écouter Pascal Quignard, que je n'ai ...